Chapitre I : La 119 Sud, prise 1
Matin froid de février. C’est un vendredi. Aujourd’hui, je ne travaille qu’en fin d’après-midi. Je m’en vais à une entrevue pour un emploi d’animateur de radio en Abitibi, mais c’est à Montréal que l’entrevue se déroule.
Comme chaque matin, je quitte mon appartement de Mont-Royal, un petit deux-pièces et demi situé dans le sous-sol d’une grande maison, située sur le boulevard Laird au coin de l’avenue Beverly. Je m’en vais travailler dans une librairie du quartier Côte-des-Neiges à Montréal, la ville voisine, car Mont-Royal est une ville indépendante de Montréal. Elle en a même déjà fait partie suite aux fusions forcées du début des années 2000 sous le gouvernement péquiste. Sauf que ça n’a pas duré bien longtemps, car les libéraux ont chassé les péquistes du pouvoir en 2003. Fidèle à son habitude, Mont-Royal a voté libéral et s’est retrouvée du côté du pouvoir. Il n’en fallait pas plus pour que Mont-Royal, toujours fédéraliste, se métamorphose en souverainiste, espérant sa séparation de Montréal. Les Monterois n’ont pas attendu bien longtemps puisque les libéraux ont organisé des référendums sur les défusions municipales et Mont-Royal, saisissant la balle au bond, a voté très majoritairement en faveur de sa défusion d’avec cette ville qu’elle préfère avoir comme voisine plutôt qu’en être une de ses nombreuses composantes.
C’est payant d’être toujours fidèle aux libéraux! Mont-Royal vote libéral au fédéral comme au provincial, ce qui rend les campagnes électorales aussi prévisibles qu’ennuyeuses, puisque les candidats libéraux y sont toujours élus par des majorités écrasantes, ne laissant que des miettes aux autres partis, dont les candidats ne sont là que pour figurer sur les pancartes. Et ça, c’est seulement si le parti décide d’en mettre…
Je suis devant chez moi et le pachyderme bleu de la Société de Transport de Montréal (que je nommerai STM pour la suite du récit) se présente à l’arrêt à l’heure prévue. Chaque matin, je prends l’autobus #119 qui passe juste devant chez moi et qui me dépose à mon lieu de travail entre 25 et 30 minutes plus tard. Je peux la prendre aussi de là où elle commence son trajet, juste à côté de la gare Mont-Royal, là où passe le train de banlieue qui relie le centre-ville de Montréal à celui de Deux-Montagnes en passant sous le mont Royal. Ce point de départ de la 119 n’est qu’à deux minutes de chez moi, mais ce matin il fait froid et ça ne me tentait pas de marcher dans la neige jusqu’à ce point.
J’ai donc traversé la rue pour me rendre à ce même arrêt qui marque le départ d’une randonnée quotidienne à travers les entrailles de Mont-Royal et d’Outremont, avant d’aboutir à mon lieu de travail. Je pourrais certes prendre le bus 165, qui fait le chemin de la Côte-des-Neiges et passe aussi devant ma librairie, qu’elle peut atteindre en moins de vingt minutes. Mais comme l’arrêt de la 165 est plus loin, je préfère une plus longue randonnée avec la 119, qui me permet de relaxer en écoutant Paul Arcand.
Mais avant d’arriver à mon lieu de travail, la 119 fait de longs détours. Elle monte ma rue jusqu’au nord avant de tourner à gauche sur l’avenue Britanny, qu’elle fait pratiquement sur toute sa longueur jusqu’au chemin Canora, parallèle à la voie ferrée qui coupe Mont-Royal en deux.
Ensuite, une fois rendue au bout de Britanny, la 119 entre dans un rond-point situé dans la cour avant d’une résidence pour personnes âgées, la résidence Douglas. Ce matin, au moment où je passe, un policier remet une contravention à un automobiliste. Je ne sais pas encore trop pourquoi, mais ça arrive souvent que je voie un flic remettre une facture à un pauvre conducteur à cet endroit pour je ne sais trop quel délit.
Après le demi-tour imposé par le rond-point, la 119 prend Britanny dans l’autre sens jusqu’à son autre extrémité, située sur le chemin Rockland, proche du centre d’achat du même nom, qu’elle prend ensuite vers le nord avant de traverser le viaduc Rockland, cette horrible infrastructure bétonnée qui surplombe un amalgame de voies ferrées avant de se déverser dans Outremont, que la 119 traverse avant d’aller rejoindre l’Université de Montréal via le chemin de la Côte-Sainte-Catherine, l’avenue Vincent-d’Indy et le boulevard Édouard-Montpetit. Elle se rend ensuite jusqu’à l’avenue Gatineau et tourne à droite sur l’avenue Jean-Brillant avant de traverser le chemin de la Côte-des-Neiges – où je débarque – avant d’arpenter brièvement les rues situées derrière l’hôpital Saint-Mary’s et de rejoindre la station de métro Côte-des-Neiges, son point final d’arrivée et son point de départ vers l’autre extrémité dans l’autre direction.
Mais ce matin, un drôle de personnage fait son apparition dans l’autobus. Une petite dame d’un certain âge avancé, fort possiblement résidente de la résidence Douglas, embarque à l’arrêt situé tout juste de l’endroit où la 119 complète son demi-tour.
« Bonjour, Monsieur le chauffeur! » entonne-t-elle à son arrivée dans le véhicule, pendant qu’elle pose sa carte de transport sur le lecteur qui s’illumine aussitôt de jaune, signe que Madame a bien payé son titre réservé aux personnes de plus de 65 ans.
Le chauffeur salue la dame timidement alors qu’elle s’approche d’un poteau contre lequel elle se tient debout tout le long du trajet, même après que je lui aie offert ma place, qu’elle a refusée net, frette, sec!
Moi qui croyais faire affaire avec une femme comme n’importe quelle autre que l’on rencontre dans les transports en commun tellement on en rencontre des milliers toutes aussi pareils les unes que les autres, voici que je tombe sur celle qui se démarque d’entre toutes, celle dont on se souvient tout de suite pendant longtemps après les avoir rencontrées une fois.
Comment allez-vous, M. le chauffeur?
Bien et vous, Mme Podvie?
Ah si vous saviez comme cette neige me déprime! Il me semble qu’elle est plus noire qu’avant, sans doute à cause de tous ces produits qu’ils mettent pour éviter qu’on tombe par terre. Pourtant, l’autre jour je suis moi-même tombée par terre en marchant à l’extérieur de la résidence, justement en allant prendre l’autobus. Mon manteau a été tout taché. Pas le manteau qui recouvre le noyau de la Terre, monsieur! Mon beau manteau tout neuf! Vous voyez la trace juste ici?
Le conducteur jette un coup d’œil et retourne son regard vers l’avant de l’autobus, avant de tourner à droite en avant du Tim Horton’s situé au coin de la rue Britanny et du chemin Rockland. Cela semble inspirer Mme Podvie qui change aussitôt de sujet.
Ah! ce qu’ils servent du mauvais café à cet endroit! J’ai l’impression de boire de l’acide à batteries concentrée les rares fois que j’y vais. L’autre jour, je me suis acheté un double expresso. Pas un simple expresso. Un double expresso. Bien corsé. J’aime ça corsé. Ça me réveille le matin, même si la caféine, ça me fait faire pipi. Pas caca, pipi! Des tonnes de pipi! Or, mon double expresso ne goûtait pas le double expresso. Il ne goûtait pas non plus le simple expresso. Il ne goûtait pas le café du tout. Je pense qu’il goûtait la vanille française du client précédent, un homme que je déteste. Il passe ses journées à ce restaurant. Il est gros. Il pue. Il ressemble à mon défunt mari. Il finira bien par mourir comme lui un jour. C’est ce que je lui souhaite. Un beau soir il y a plus de trente ans, il s’est couché à mes côtés et le lendemain, il ne s’est pas réveillé. Je pensais qu’il voulait continuer de dormir. Je suis allée travailler et quand je suis revenue pour le souper, il était encore au lit. Pire! Il ne m’avait même pas fait à manger. Il dormait encore. Je me suis dite qu’il avait sans doute encore besoin de repos et j’ai passée la soirée toute seule et je suis allée me recoucher le soir même en ne faisant pas trop de bruit pour ne pas qu’il se réveille. J’aurais aimé qu’il le fasse pour qu’il me fasse l’amour comme il le faisait quand nous étions jeunes, mais il ne l’a pas fait, il a préféré dormir. Le lendemain matin, il dormait encore et comme l’autre journée d’avant, je l’ai laissé dormir et suis allée travailler. Son patron avait réussi à me rejoindre et je lui ai dit qu’il ne rentrerait pas travailler ce jour-là comme l’autre avant, et qu’il devrait sans doute se préparer à ce qu’il ne rentre pas non plus travailler le lendemain, car j’avais accepté que mon mari ait besoin de repos.
Pendant que Mme Podvie jase dans le vide à haute voix, le conducteur conduit en faisant semblant de l’écouter, sans toutefois lui accorder trop d’attention et surtout sans trop vouloir lui montrer jusqu’à quel point il n’en a rien à foutre de ses opinions et de son histoire. Finalement, en plein milieu de son récit et au moment où ça risquait de peut-être devenir intéressant même si rien ne laissait croire que ça risquait que ça le devienne, Mme Podvie appuie sur le bouton d’arrêt de l’autobus et descend de ce dernier au moment où celui-ci s’immobilise.
Bonne journée, M. le chauffeur!, dit-elle en remettant la pomme dans la main du chauffeur, qui la glisse dans son manteau.
Madame Podvie débarque au coin du chemin Rockland et de l’avenue Beaumont, et marche en direction du supermarché situé juste à côté. L’autobus redémarre et Mme Podvie s’éloigne. Pendant que l’autobus poursuit sa route, je réfléchis au spectacle surréaliste que je viens de voir. Une pauvre veuve qui doit passer ses journées toute seule et qui conte sa vie à qui veut bien faire semblant de l’entendre. Dès ce jour, je me suis mis à espérer la revoir dans mes randonnées d’autobus.