NDLR : Épaisse est un personnage fictif largement inspiré de clientes marquantes de mon époque de caissier de librairie. C’est un mélange de la dame aux horribles chapeaux et à la dentition de castor qui pourrait laisser croire qu’elle travaille comme circonciseuse à l’Hôpital Juif, d’une autre dame qui dit avoir 53 ans mais qui paraît 25 ans plus vieille et qui pense que je téléphone chez elle le samedi soir avant de venir varger dans les murs de son appartement, et d’une troisième qui se promène avec un panier d’épicerie volé au Métro juste à côté, qui méprise Pauline Marois mais qui aime sa coiffure au point de la reconstituer sur sa propre tête, et qui parle ouvertement et sans retenue des psychotiques que son psychiatre lui a prescrit…
Épaisse : Salut
Moi : Salut, ça va?
Elle : Oui, toi? Toujours au chômage?
Moi : Oui.
Elle : As-tu été donner ton nom chez Tim Hortons comme je t’ai dit l’autre jour?
Moi (le regard assassin) : Oui, mais à reculons…
Elle : Pis, qu’est-ce qui s’est passé?
Moi : Ben je me suis présenté à la caisse du Tim à côté de chez moi, j’ai demandé un formulaire. Je l’ai rempli et donné à la caissière. Elle m’a donné un café gratuit.
Elle (un éclair de joie dans les yeux) : T’es ben chanceux!!
Moi (le regard mystifié) : Ben là! C’est toujours ben rien qu’un café, non? Il était même pas bon, en plus!
Elle (insultée) : Ben franchement! T’as eu un café gratis pis tu chiâles après? Voyons! Faut pas mordre la main qui nous nourrit, même si elle ne nourrit pas encore. T’as pas du faire bonne impression!
Moi (reprenant mes esprits) : C’est pas la caissière qui engage! Elle m’a dit qu’elle allait donner mon cv à la gérante de district, et qu’elle allait me rappeler!
Elle : Au moins, t’as eu un café gratis!!
Moi (insulté encore) : ….
Elle: Pis, t’as tu été rappelé?
Moi : Oui. Elle m’a donné rendez-vous dans un autre Tim, un peu plus loin que chez moi. Rendu là à l’heure prévue, je me présente à la caissière, qui m’a dit qu’elle allait prévenir la gérante de district. En attendant, elle m’a donné un café.
Elle (lumière de joie dans les yeux) : Un autre café gratos!! T’es donc ben chanceux!!
Moi : Heille!
Elle : À cheval donné, on regarde pas la bride, le grand! Pis, qu’est-ce qui s’est passé?
Moi : Ben la gérante m’a demandé ce que je cherchais, pis ce que je faisais avant. Je lui ai dit que j’étais dans une librairie, et qu’avant j’ai fait de la radio et du journalisme, et que j’espérais y retrouver.
Elle : Pis, t’as eu la job?
Moi : Elle me regardait bizarre, et juste à voir son non-verbal, c’était certain que j’étais sur-qualifié pour ce genre de travail.
Elle (fronçant les yeux) : T’es ben pas bon! Même pas capable de te faire engager dans un Tim Hortons!
Moi (encore plus fâché qu’elle) : Tant mieux si elle m’a pas engagé! Je vois qui ils engagent, et je suis vraiment pas dans ce genre là… Des bleachés efféminés et tatoués avec des hameçons dans les paupières, des grosses bacaisses avec un secondaire deux qui tutoient tout le monde comme si elles avaient torché les cochons à la ferme avec eux, non merci! Je suis mieux que ça! J’ai quand même ma fierté!
Elle (toujours choquée) : Crime! T’as eu du café gratis, pis t’aurais pu manger toutes les beignes que t’aurais voulu. T’aurais été bien là!
Moi (gardant mon calme tant bien que mal) : Insulte moi donc plus tant qu’à être parti!
Elle : Je te rappelle que t’as déjà été caissier dans un Rona L’entrepôt.
Moi : Oui, c’est vrai! Sauf que le contexte de maintenant est différent de ce temps-là. J’étais en dépression solide, l’esprit trop à l’envers pour me rendre compte jusqu’à quel point le fait d’animer l’été précédent à Rock-Détente et d’être caissier dans un Rona l’été d’après représentait une cristie de drop sur le plan social. Tiens, une fois j’ai servi Marie-Claude, une ancienne collègue de Rock-Détente, une dame vraiment exceptionnelle, fort gentille. Elle était surprise de me voir là, et semblait avoir un certain malaise à me voir occuper pareil emploi si mal payé. Mais c’était ça, ou l’aide sociale. Honnêtement, j’aurais voulu rester enfermé chez moi. Je ne voulais plus rien savoir de faire quoi que ce soit. Mais j’étais trop fier pour me laisser aller sur l’aide sociale, car mon chômage était fini.
Épaisse : Tu peux aller travailler chez Wal-Mart aussi!!
Moi : Ben là!! J’ai rien contre ça, mais me vois-tu faire le zouf à l’entrée dire bienvenue au monde? Je les ai déjà vus faire leur rituel d’ouverture de journée. Maudit que je voulais pas être à leur place. Ça faisait vraiment pitié à voir!
Épaisse : Il n’y a pas de sot métier, tu sauras!
Moi : Oui, mais quand t’as déjà goûté au champagne, le mousseux cheap du Couche-Tard, on s’en tanne vite.
Épaisse : Justement, ils engagent aussi chez Couche-Tard.
Moi (levant la voix et frappant la table du poing) : Come on! Ils engagent le même genre de monde qu’au Tim, et j’ai ben de la misère avec le fait qu’il faut que j’écoeure le monde en leur demandant s’ils ont la carte du CAA ou s’ils veulent un gratteux avec ça. Je vais au même Couche-Tard depuis 2007, et même si les caissiers me connaissent, ils me demandent pareil si j’ai ma carte du CAA – que je n’ai pas – et si je la veux – n’ayant pas de voiture, ça servirait pas à grand chose – . Des fois, j’aurais envie de les engueuler comme du poisson pourri tellement ça m’agresse ce genre de marketing à pression, mais je me dis qu’au salaire minable qu’ils font, et avec cette pression que leur gérant leur met sur les épaules et à ce qu’ils auront comme réprimande s’ils ne demandent pas ou n’offrent pas tel truc aux client, je préfère me taire, car je ferais probablement la même chose. Vois-tu, il est plus que temps que, dans ma vie, je me teste vraiment pour voir quel genre de sommet je peux atteindre plutôt que de toujours reporter ça à plus tard, pompant mes énergies à des jobs que je fais en attendant. Ben à force de toujours attendre et de toujours remettre ça à plus tard, je perds du temps et de l’argent. Là, c’est le temps d’agir, et c’est ce que je fais, coûte que coûte. La transition ne sera pas facile, et je ne m’attendais pas à ce qu’elle le soit de toute façon. J’aime mieux mourir en essayant un truc, plutôt que vivre dans le regret en me disant tout le temps « J’aurais donc dû! ».
Épaisse : Mais faut ben que tu gagnes ta vie en attendant!!
Moi : J’pense que y’a quelque chose que t’as pas compris…
Épaisse : Tu te réessaieras chez Tim, on sait jamais! Ça va peut-être marcher, la prochaine fois!
Moi (découragé) : Laisse faire! Bonne journée!
Morale de cette discussion : il ne faut jamais laisser ceux qui ne comprennent pas miner nos ambitions. Une fois qu’on les aura atteintes, ces gens-là finiront par comprendre qu’il fallait mieux qu’on ne les écoute pas… Nos énergies sont bien mieux investies quand on s’en sert pour avancer!