C’était un mardi d’été particulièrement, le dernier du mois d’août 2010. C’était non seulement le dernier mardi du mois, mais aussi son dernier jour. Déjà le lendemain, septembre allait s’installer amenant avec lui l’automne et sa longue marche vers l’hiver. Mais cette journée là n’avait pas l’air d’une journée annonciatrice de l’automne. Le soleil allait briller de tous ses feux, jumelé à une masse d’air si humide qu’Environnement Canada avait émis un avertissement de chaleur et d’humidité accablantes.
Faisant fi de cette réalité, j’avais prévu ce matin de faire une randonnée que j’avais planifié soigneusement depuis quelques semaines, une récidive d’une autre randonnée que j’avais faite l’été précédent avec mon ancien vélo à une époque où j’avais encore une voiture. J’avais garé cette dernière à Sainte-Dorothée, à l’ouest de Laval, pour en sortir mon vélo installé sur le siège arrière. Il était onze heures du matin, et la journée était merveilleuse sans être trop chaude. J’ai pédalé jusqu’à Hawkesbury, petite ville ontarienne sise à mi-chemin entre Montréal et Ottawa le long de la rivière des Outaouais. Magnifique, cette excursion a duré une douzaine d’heures au total.
N’ayant plus de voiture pour me rendre jusqu’à Sainte-Dorothée, je n’ai plus d’autre choix que de me fier à ma nouvelle bécane et à mes deux jambes, ce qui rajoute une heure pour m’y rendre et le même temps pour en revenir. Mais plutôt que de me rendre à Hawkesbury via Sainte-Dorothée, j’ai décidé de passer plutôt par les localités anglophones de l’ouest de l’île de Montréal, Vaudreuil-Dorion, Rigaud et le village franco-ontarien de Saint-Eugène. Je serais ensuite revenu à Montréal en suivant la Route Verte qui défile en un magnifique kaléidoscope rempli de paysages magnifiques sur la rive nord de la rivière des Outaouais via le comté d’Argenteuil, Oka, Deux-Montagnes, Laval et Ville Saint-Laurent. Avec un départ prévu aux environs de cinq heures du matin pour éviter – ce que je croyais – la chaleur et ses désagréments, je pensais être bon pour revenir au bercail en début de soirée.
Le départ se fait donc vers 5h15 et tout se déroule bien jusqu’à ce que je passe sous un viaduc de l’autoroute 40 à Rigaud vers la fin de l’avant-midi. Le pneu arrière de mon vélo commence à se dégonfler. Illico, je m’arrête et sors la pompe, afin d’injecter un peu d’air à ce pneu que je me promets de réparer une fois rendu à Hawkesbury. Après avoir quitté Rigaud, les effets de la chaleur se font fait de plus en plus sentir, à un point tel que celle-ci a commencé royalement à m’affecter, moi qui habituellement pédale à l’aise sous la chaleur.
Quelques kilomètres après avoir franchi la frontière de l’Ontario, j’ai croisé sur mon chemin les cadavres de deux ratons laveurs fraîchement écrasés dont la vue m’a fait me demander si ce n’était pas un message qu’une force supérieure m’envoyait pour me prévenir que les choses n’allaient pas se dérouler comme prévu. Faisant fi de cette morbide intuition, j’ai continué ma route jusqu’à une cantine où j’avais prévu prendre le repas du midi.
Il y avait plusieurs personnes présentes à cette cabane à patates frites sise à l’intersection d’une route qui allait rejoindre la rivière des Outaouais pour ensuite la longer jusqu’à Hawkesbury. Après mon repas, un client du restaurant est venu me voir pour me prévenir d’une crevaison sur mon vélo. Ayant à nouveau injecté de l’air dans mon pneu, j’ai enfourché à nouveau ma bicyclette, me disant que de toute manière, Hawkesbury n’était pas trop loin.
Cependant, les imprévus ont le don de rallonger même les choses qui paraissent bien courtes. Ayant tout bu l’eau que j’avais sur moi, je me suis mis à la recherche d’un dépanneur où m’en procurer. Après avoir franchi l’autoroute 417, je suis arrivé dans le petit village de Chute-à-Blondeau pour ensuite arriver devant le seul dépanneur du village pour me rendre compte qu’il avait cessé ses opérations…
Quelques minutes plus tard, un couple de vieillards m’arrête pour me demander des indications pour retourner à Montréal. Je les guide vers l’autoroute 417 que j’avais franchi quelques minutes auparavant. J’ai eu l’idée de leur demander s’ils ne pouvaient pas me ramener chez moi, quitte à ce que j’installe mon vélo dans leur coffre, mais je n’ai pas osé le faire.
À mi-chemin entre Chute-à-Blondeau et Hawkesbury, mon pneu arrière recommence à faire des siennes. Je débarque de mon vélo pour regonfler une ixième fois ce pneu qui, cette fois-ci, rejette aussitôt dans l’atmosphère cet air pourtant destiné à lui redonner de la vigueur. Il n’y a plus d’autre verdict : la tripe est à jeter aux poubelles puisqu’aucune réparation n’est possible. Ayant sous la main un petit nécessaire pour la réparer mais aucune tripe de réserve, me voici seul sous un soleil de plomb avec un vélo brisé.
Inutile de continuer la route malgré le bris : l’absence d’air dans le pneu arrière rend la conduite du vélo inconfortable et le rend dangereux avec le risque de briser davantage la roue arrière et peut-être d’autres pièces. Il ne me reste qu’une seule option : marcher le long de la route jusqu’à ce que j’arrive à Hawkesbury. Mais le faire sans une seule goutte d’eau pour me rafraîchir par une chaleur écrasante rendait le défi particulièrement éprouvant.
Heureusement, la proximité de la rivière des Outaouais apportait un peu de fraîcheur pour contrebalancer les effets de la chaleur et de l’humidité, et la vue à l’horizon du pont du Long-Sault – seule infrastructure permettant de relier les rives de l’Outaouais entre Montréal et Ottawa – donnait l’impression que l’arrivée à Hawkesbury progressait au fur et à mesure que la route passait sous mes pas.
J’ai tenté tant bien que mal d’intercepter l’un des nombreux automobilistes qui passaient, mais aucun d’entre eux n’avait le goût de transporter un auto-stoppeur muni d’un vélo. Une voiture s’est cependant arrêtée. Elle allait dans une direction contraire à la mienne. C’était une gentille dame qui la conduisait, qui m’a dit qu’elle allait porter son garçon et qu’elle allait me reprendre dans l’autre sens. Cependant, je n’ai jamais revu la dame.
Je ne sais pas combien de temps a duré cette marche jusqu’au premier dépanneur de Hawkesbury. Une heure au moins, probablement deux. Je n’avais pas de montre avec moi, le seul signe que j’avançais avec le temps était ce pont interprovincial qui grossissait petit à petit. Une fois arrivé au premier dépanneur, je m’achète deux bouteilles d’eau très froide que j’engloutis en un temps record avant de demander au commis des indications pour le magasin de sports le plus proche. Heureusement, il y en avait un à moins de dix minutes de marche de ce dépanneur, et c’est là que je me précipite avec l’énergie du désespoir. J’y achète une chambre à air et accours à l’extérieur du magasin pour l’installer tout de suite avant de prendre un souper dans un Tim Hortons.
J’étais heureux d’avoir réglé mon problème mais un autre s’est pointé à l’horizon : il commençait à se faire tard et il fallait partir le plus rapidement possible afin d’éviter de devoir pédaler à la noirceur, vu que je ne suis pas équipé pour faire du vélo la nuit en campagne.
C’est dans un esprit d’urgence que j’enfourche ma bécane et traverse le pont pour ensuite rejoindre la Route Verte en direction de Montréal, à un peu moins d’une centaine de kilomètres de là. Le soleil baisse, la température aussi et le confort augmente. Les paysages sont si magnifiques mais le peu de temps à ma disposition m’empêche d’en profiter.
Pas loin de la centrale hydroélectrique de Carillon se trouve un terrain de camping traversé par la Route Verte, et à l’intérieur de celui-ci se trouve des douches libre-service. Malgré le peu de temps devant moi, je m’y suis arrêté pour prendre une douche fraîche pour refroidir mon corps et contrôler ce qui semblait être un coup de chaleur qui commençait à faire effet sur moi.
Quelques minutes plus tard, tout regaillardi par cet afflux de froid, je reprend mon marathon. Rendu à Saint-Placide, une nuée d’insectes m’empêche d’avancer en regardant par devant. Les mouches étaient si nombreuses que j’avais l’impression d’être au beau milieu d’une tempête de neige. Cela se voyait en jetant un coup d’oeil aux lampadaires autour desquels virevoltaient des dizaines de dizaines de ces insectes.
Ensuite, la traversée de la réserve de Kanesatake. Il fait noir, mais des travaux de planage sur la route 344 rendent la conduite en vélo très périlleuse à cet endroit en raison du très mauvais état de l’asphalte. Heureusement, Oka n’est pas trop loin. C’est alors que je prend la décision de terminer ma randonnée à Deux-Montagnes et de revenir chez moi avec le dernier train de banlieue. Mais il me fallait encore me rendre à la gare de Deux-Montagnes…
Il était passé 21 heures lorsque je me suis arrêté à un dépanneur d’Oka où j’y ai acheté un sandwich et un jus. C’est à ce moment-ci que j’ai décidé de ne plus suivre la Route Verte et de plutôt suivre la route 344. La Route Verte traverse un parc national à cet endroit, et la route est isolée ce qui s’avère problématique en cas de pépin. Et Dieu sait combien j’en ai eu lors de cette journée plutôt haute en rebondissements.
Je prends donc la route 344. L’asphalte est en mauvais état, la circulation est abondante et rend l’aventure en vélo plutôt périlleuse. Un moment donné, une voiture passe à ma gauche et le reflet de ses phares fait reluire à mes yeux l’éclat d’un sou noir, que je m’empresse de ramasser, signe de chance.
J’avais espoir de rencontrer bientôt l’intersection de la route 344 avec l’autoroute 640, ce qui m’aurait annoncé que la gare de train de banlieue n’est pas loin. Cependant, il me reste un peu de route à faire avant de la franchir et c’est là qu’arrive la cerise sur le sundae : après avoir descendu une côte, je remarque que ma chaîne a débarqué.
Je m’arrête afin de remettre la chaîne en place, mais quelque chose cloche. C’est à ce moment-ci que je réalise que mon dérailleur a connu un bris majeur que je n’ai rien sous la main pour réparer. Me voici donc en pleine fin de soirée, à un peu moins d’une quarantaine de kilomètres de chez moi, seul avec un vélo brisé.
Je me remets à faire de l’auto-stop. Sans résultat. Personne n’arrête. C’est alors que j’ai décidé d’aller à un dépanneur situé juste à côté. À la seconde où je décide d’y aller, ses lumières se ferment. Après avoir réfléchi, j’ai décidé d’y aller quand même, ne voulant rien savoir de passer la nuit loin de mon chez moi.
J’arrive au dépanneur à l’intérieur duquel se trouvent trois personnes à qui j’explique mon problème. L’une des trois personnes regarde mon vélo pour voir s’il ne pourrait pas faire quelque chose. Je demande aux personnes présentes si l’une d’elles accepterait de me déposer à la gare de Deux-Montagnes et que j’étais prêt à défrayer les frais pour l’essence. Je n’avais même pas fini ma demande lorsqu’un jeune homme ami des trois personnes est arrivé. Il constate mon problème et m’annonce qu’il doit justement se rendre à Deux-Montagnes pour y rejoindre quelqu’un. Il m’offre le transport et juste au moment où il se préparait à embarquer mon vélo dans sa voiture, il découvre un support à vélo à l’intérieur de celle-ci.
Ce jeune homme, prénommé Vincent, a été ma planche de salut. Il était 22h30 lorsqu’il m’a laissé à la gare de Deux-Montagnes. Comme le dernier départ n’était qu’à 23h20, j’ai décidé pour la première fois de la journée de décompresser. Je m’installe sur un banc et attends l’arrivée du train en écoutant de la musique, le sourire enfin au visage, soulagé d’un stress immense.
Je suis parti sans précautions, sans cellulaire, sans rien pour survivre à l’adversité. Et malgré tout, j’ai pu la surmonter. Cependant, on ne peut le faire si on ne demande pas l’aide des autres. J’ai appris que nous ne sommes rien sans les autres, et que ceux-ci sont nécessaires dans l’atteinte de nos objectifs. En ce sens, bien que cette randonnée ait été tout sauf agréable, elle m’a été très enrichissante sur le plan humain.
Il était 23h47 lorsque le train me laissa à la gare de Mont-Royal, et minuit était sur le point de frapper lorsque j’ai fait mon entrée chez moi. En ouvrant l’ordinateur, le premier message reçu en a été un de ma mère me suppliant de ne pas partir en raison de la chaleur.
Le message est arrivé trop tard. Et moi aussi!